Ce qui nous fait du mal, pour le bien…

C’est l’automne. C’est la pandémie. Je suis enfermée avec mon accumulation de plantes. J’ai besoin de m’occuper d’autres choses que de moi pour m’oublier. Moi, et tellement d’autres personnes sommes chacune dans notre solitude. C’est la loi. Souvent, je découpe mes émotions dans des magazines, puis, j’en fais des assemblages impromptus, que je colle délicatement sur des cartons. Je crayonne des croquis, des barbouillages échappatoires, que je jetterai ensuite, parce que, depuis quelques années, tout soulagement me semble précaire, éphémère. Je refais cette activité, souvent. Apparemment banale, cette action me procure une sensation de contrôle, de sens, une perspective d’évasion si précieuse en ce temps de confinement. Pendant que les dernières feuilles s’entassent sur le sol, je me remémore, encore, et particulièrement ces derniers temps, de ce qui fut pour moi l’apogée de l’enfermement. À cette époque, étaler mes nuances de couleurs sur des cartons est un privilège auquel je n’avais pas accès.

Il a cinq ans, lorsque mes paroles et mes émotions ont cessé d’avoir du sens pour mes proches, mes colocs m’ont fermement offert de m’accompagner dans un taxi pour parcourir la distance qui séparait notre appartement de l’hôpital Notre-Dame. J’ai préparé mon bagage comme on s’organise lorsqu’on part dans un endroit, dans un contexte d’où on est certaine de ne pas revenir indemne. J’ai ramassé l’essentiel pour ma survie ; mon oreiller et le roman l’Océan mer. Lorsque je suis arrivée à l’urgence psychiatrique, j’étais loin de me douter que j’allais demeurer hospitalisée pendant près de trois mois, puis psychiatrisée longtemps…encore…maintenant.

Je conserve un souvenir amer et douloureux de mon expérience psychiatrique, qui s’étend bien au-delà de l’hospitalisation. J’ai connu la solitude, la négation de ma liberté. J’ai subi la perte de mon corps tel que je le connaissais avant la médication. Mon sexe s’est fait obsolète et ma sexualité, elle, est devenue désuète. J’ai observé, seule et silencieuse, la transformation drastique de mon identité. Je suis devenue quelqu’un d’autre.

Le gardien de l’urgence psychiatrique m’a demandé de prendre une douche, puis d’enfiler une jaquette bleu-turquoise. Moi, ma jaquette et ma solitude avons longuement attendu le verdict du psychiatre. Ramassée dans le coin d’une grande salle avec d’autres étourdis, j’entendais des inconnus prononcer mon prénom à l’interphone. On m’appelait pour me questionner un peu plus, me faire des prélèvements sanguins. Je me faisais docile. Je me souviens très bien du bruit de la porte coulissante, frontière symbolique entre la liberté et l’enfermement, qui s'ouvrait et se refermait, sans cesse, lorsque le personnel médical l’actionnait en composant un code, pour la sécurité… J’ai bien songé à courir et franchir la porte, pour échapper à cette solitude dont j’ignorais encore l’ampleur qu’elle prendrait avec le temps. Pourtant, puisque mes proches s’attendaient tellement de moi à ce que je sois docile, je me suis faite docile.

Comme toujours, lorsque j’ai très peur d’avoir mal, je me répétais les quelques paroles dont je me souviens de cette chanson -souvenir d’un vieillard- que me chantait grand-maman pour m’aider à m’endormir lorsque j’étais enfant :

Dernier amour de ma vieillesse

Venez à moi, petits enfants

Je veux de vous une caresse

Pour oublier

Pour oublier mes cheveux blancs

Le soir, après que l’infirmier de garde m’invitait à avaler Seroquel et autres psychotropes, que je refusais…parce que j’en avais encore la possibilité…parce que c’est ce qu’il me restait de possibilité…je posais mon corps près de la fenêtre de la chambre. Au loin, en guise d’unique point de vue sur le dehors, les lumières rouges et vertes des phares de signalisation plantés dans la rue silencieuse se succédaient.

...

Je n’ai eu ni mot ni crayon à colorier, pour décrire, ou dessiner l’ennui maladif et la douleur ressentis pendant mon grand confinement. Après quelques semaines, je n’eus plus vraiment de notion du temps…pourtant c’est tout ce qu’il me restait de possession…du temps à attendre.

Je suis enfermée depuis une semaine aux soins intensifs psychiatriques de l’hôpital Notre- Dame. J’ai reçu la visite d’une huissière. Je suis à la veille de me présenter en cour et d’y recevoir une ordonnance de traitement. C’est-à-dire l’exigence qu’on me confine contre ma volonté à l’hôpital, qu’on m’injecte des médicaments et que l’on contraigne mon corps en circonstances appropriées, voir qu’on se l’approprie relativement, pour mon bien. C’est la loi. Il y a quelques minutes, une infirmière et une éducatrice sont venues à ma rencontre, briser mon silence. Elles m’ont promptement ordonné de me déshabiller et de nettoyer mon corps. J’ai refusé un instant. Les dames m’ont fait savoir, sans détour, aucun, que ce corps dont je m’étais quelque peu dissociée serait lavé par moi, sinon par elles. Je me suis faite docile.

J’ai été enfermée pendant trois mois, dans un silence assourdissant, un vide absolu, constitué des cris de patients révoltés, de jargon médical prescriptif et des contentions qui se serraient sur mes poignets et mes chevilles…pour mon bien. Tandis que j’étais immergé dans un environnement, épuré, même desséché de sons, d’images, de saveurs et de touchés, chaque stimulus mettait mes sens en exergue avec un effet trop criard. C’est la brisure de moi la plus douloureuse que j’ai vécu…pour mon bien.

Le jour où la psychiatrie relâchera mes contentions, mes mots accumulés bouillonneront tellement depuis longtemps…j’aurai un imminent besoin de les déposer quelque part, mais où? Qui voudra entendre l’impertinence d’une femme psychotique? Qui me croira?

Grand-maman Jeanne,

Je sais que d’où tu es et considérant où l'on t’a mise lorsque tu vivais encore, tu comprendras mon abnégation. C’est précieux. Lorsque je me serai apaisée, dans plusieurs années, j’étalerai mes mots pour crier au secours! Je ferai mes devoirs de folle. Je lirai beaucoup d’ouvrages scientifiques, que je comprendrai, parce que j’en ai le pouvoir. J’apprendrai à mâchouiller les mots appropriés, ceux de ma société, pour bien décrire les choses comme on s’y attend. J’apprendrai aussi le vocabulaire des milieux alternatifs de la santé mentale pour ne pas froisser mes compères, tous aussi aliénés que moi. J’accepterai de livrer mes témoignages à propos de la psychiatrisation à des gens qui comprendront à peine l’ampleur de ma souffrance. Je me porterai même volontaire pour en parler à la télévision, en prenant bien soin de me faire belle, au préalable, pour ne pas transmettre une image déglinguée de ma folie. Parfois, dans tous ces univers de sens et de discours, je m’enfargerai et trébucherai. Je constaterai que les mots auxquels j’ai accès ne me permettent pas de briser mon silence, de sortir de mon enfermement.

Alors que j’ai encore la possibilité d’être seule avec toi, dans la nuit, entre deux visites de surveillance dans ma chambre psychiatrique, je te parlerai avec l’insouciance et la candeur que j’avais alors que j’étais ta petite fille, avant tout.

Grand-maman, j’ai beaucoup de questions qui se bousculent. On m’apprit quelques années après ton décès que dans les années soixante, bien avant ma naissance, des personnes qui étaient en position de le faire ont établi que tu n’étais pas normale. Comme moi, tu as vécu la psychiatrisation, les silences des enfermements et de la contrainte…toi, moi et toutes ces autres femmes dont nous portons les récits.

J’essaie de créer des liens avec les informations que j’ai vues de toi pendant que tu étais ma grand-maman et celles qu’on m’a racontées après ton périple de vivre.

Maman m’a dit que tu as été hospitalisée plusieurs fois. Tu aurais reçu et consommé des quantités incroyables de médicaments, qui ont amorti considérablement ton énergie et ta joie de vivre, et ce, sans que tu comprennes pourquoi tu les prenais. Est-ce que ton médecin avait même pris le temps de t’expliquer ? J’en doute. Maman m’a dit que lorsqu’elle était trop jeune pour comprendre, elle t’a vue revenir à la maison plusieurs fois, après des séances d’électrochocs. Elle m’a raconté ton visage rouge et bouffi et ta mémoire qu’elle voyait temporairement s’embrouiller. Grand-maman, tu t’estompais. Tu te dissimulais merveilleusement bien, comme on s’y attendait, au même rythme que ton corps, que ta chair pleine de molécules pharmaceutiques prenait de l’expansion dans l’espace. Tu as vécu profondément seule, recroquevillée sur ton silence.

À l’aube de ta cinquantaine, tu as eu un nouveau souffle de vie. Tu te réveillais tôt le matin pour aller marcher. Tu as perdu un peu du poids accumulé en guise d’effets secondaires de tes médicaments. Maman dit qu’elle te voyait t’émerveiller devant des situations aussi banales que les journées ensoleillées. Grand-papa en fut dérouté. Considérant que tu étais devenue obsédée et excessive, il t’amena voir ton médecin, qui, lui, inscrivit un nouveau diagnostic à ton dossier.

Après plusieurs années, je suis née. Maman me nomme parfois, avec une pointe de jalousie qu’elle tente autant que possible de dissimuler dans le ton de sa voix, que c’est avec moi que tu as connu les joies de la maternité. Elle me dit que tu t’es occupée de moi comme tu l’aurais fait avec elle, si tu n’avais pas été si amortie. J’ai souvenir de ton excentricité, de ton audace, de ta sensibilité, de ta force fébrile, de tes rires et de ton amour. J’ai en mémoire nos longs après-midi d’émerveillement et de créativité, avec, en fond, le bruissement des insolences de Tex Lecor et des publicités d’Adrien Gagnon à la radio, que tu laissais toujours fonctionner. Avais-tu appris à avoir peur, toi aussi, du bruit du silence ? Bref, une immense boîte en carton, des tubes de colle, des ciseaux et quelques crayons à colorier suffisaient à nous créer des espaces de liberté infinie… liberté dont je comprends maintenant à quel point elle devait t’être précieuse…

Souvent, à l’extérieur de notre espace chaleureux, dans la rue, j’entendais les voisins murmurer des rumeurs que je ne comprenais pas à ton sujet. Quand tu es partie, nous avons retrouvé un nombre incroyable de pots de crème de Johanne Verdon, neufs, dans tes tiroirs, ainsi que d’autres accumulations insolites.

Tu n’étais définitivement pas dans les normes de ton époque. Tu étais intense. Mais est-ce que ça posait un problème ? À qui ? Au nom de quoi ? Était-il nécessaire de te psychiatriser? Pour le bien de qui ?

Grand-maman, j’arrive à la constatation qui me trouble immensément que de ton enfermement au mien et à celui d’autres femmes que nous avons côtoyées il n’y a pas eu grande évolution. Des silences similaires tapissent les murs psychiatriques.

Je me sens parfois comme un imposteur. En effet, je dénonce fermement la médicalisation et la psychiatrisation des enjeux de santé mentale, que je considère être largement attribuables à des situations sociales problématiques. Je prends tout de même des médicaments. J’ai une psychiatre en laquelle j’ai relativement confiance. J’ai des ami(e)s qui sont psychiatres, médecins, psychoéducatrices, infirmiers, travailleuses sociales, éducateurs et avocates, dont j’estime les intentions, les idéaux et les valeurs. J’ai moi-même été travailleuse sociale dans une institution reconnue qui soignent, selon certaines des pratiques que je déplore, les personnes qu’on dit souffrir de problèmes de santé mentale. Plus encore, je préfère, avec du recul, avoir été traitée contre mon gré, que de m’imaginer vivre encore aujourd’hui avec la douleur d’avoir mes idées mélangées, erronées, qui tournent sans cesse et encore dans ma tête. Je sais que je peux donner l’impression d’être contradictoire. En réalité, je questionne et je cherche à comprendre des pratiques, qui doivent être transformées.

Je ne suis peut-être pas dans les normes de mon époque. Je suis intense. Mais est-ce que ça pose un problème ? À qui ? Au nom de quoi ? Est-il nécessaire de me psychiatriser ? Pour le bien de qui ?

Souvent, la nuit, je rêve que je redeviens malade. Je rêve de mes délires effrayants, de la psychiatrie et du reste de ma souffrance…

Donc, je me chante, encore, cette chanson que grand-maman me chantait pour m’endormir :

Dernier amour de ma vieillesse

Venez à moi, petits enfants

Je veux de vous une caresse

Pour oublier

Pour oublier mes cheveux blancs

Caroline xx

Nota bene. Je reconnais la sensibilité et les bonnes intentions de la plupart des professionnels qui ont croisé la route de ma grand-mère, la mienne et celle de plusieurs autres femmes. Par conséquent, une question m’obsède.

Comment est-il possible que tant de bonnes intentions puissent être le terreau d’autant de traumatismes et de traitements qui font du mal ?