La loi du silence

J'ai 44 ans. Lorsque j'étais petite, j'habitais la campagne. Ma maison au bout du rang siégeait au milieu d'une nature luxuriante et paisible. Mais au coeur de ce qui aurait dû être un hâvre de paix, à l'intérieur de cette demeure, mon père s'en est pris à moi, plusieurs fois, à coups de straps, d'intimidation, de moqueries et de menaces.

Alors que j'avais 9 ans, mon père a tenté de m'étouffer sous un oreiller, parce que je m'étais révoltée du haut de mon jeune âge, parce que je criais et que je me débattais, refusant d'être à nouveau prise en otage de sa colère. C'est mon frère qui m'a sauvée, par pur hasard. Lui qui passait tous ses week-end hors du domicile familial, chez des amis. Il avait 16 ans. Il est revenue, en plein avant-midi, prenant mon père par surprise. Ce dernier m'a lâchée. Mon frère criait dans la maison, ohé! il y a quelqu'un? J'en ai profité pour me sauver. Mon frère n'a pas compris ce qui se passait

Ensuite, ma vie n'a plus jamais été la même. Je me suis repliée sur moi-même et j'ai fait de mon mieux pour poursuivre mon chemin.Je me souviens m'être bercée dans la cuisine par la suite, observant ma mère du coin de l'oeil, me demandant si elle se doutait qu'il me violentait dès qu'elle quittait la maison. Je n'ai pas tenté ma chance en me confiant à elle. J'avais déjà perdu confiance. J'ai longtemps fait des cauchemars où quelqu'un tentait de me tuer. À la fin de la vingtaine, je me suis plongée dans des études thérapeutiques. Moi qui n'arrivait pas à trouver réconfort auprès de psychologues, toujours dans mon rationnel, à chercher des explications, des choses flagrantes se sont révélées à moi à travers l'art-thérapie. J'ai tenté des démarches auprès de ma famille pour remettre les pendules à l'heure, tenter une réconciliation et recadrer nos rôles respectifs dans la famille. Rien n'y faisait, je frappais un mur à chaque fois. Je me retrouvais comme une petite fille, bafouée dans son intégrité, mal écoutée, mal aimée. Une campagne de salissage s'est mise en branle dans la famille élargie. Soudainement, ma mère avait peur que l'on m'interne en psychiatrie, on disait de moi que je m'étais embarquée dans une secte ou que mon conjoint me montait la tête contre ma famille...

Je me suis mise à faire de l'anxiété, j'ai sombré dans la dépression. Un matin, je me suis regardée dans le miroir et je me suis demandée où étais passée mon âme. Je suis allée à la librairie et je suis tombée sur un livre d'Alice Miller. Ce livre m'a sauvée la vie, il a sauvé mon âme en tout cas. Quelques semaines plus tard, j'ai repris mes droits sur ma vie et j'ai coupé les ponts avec ma famille. Malgré tout, j'ai passé des années à avoir peur, à craindre qu'ils débarquent chez moi. J’ai même déménagé. Ils ont retrouvé mon adresse par le biais d'un détective. Ils refusaient de me laisser vivre en paix. J'en ai eu mal au coeur. J'en ai voulu à ma famille, j'en ai voulu au monde entier. À travers les thérapies, de peine et de misère, par manque d'argent, à travers un support spirituel également, j'ai réussi à retrouver du pouvoir sur ma vie. Mon anxiété a fini par se dissiper malgré des années de montagnes russes à me demander où et quand j'avais perdu le droit de vivre. J'ai eu la chance d'avoir un conjoint formidable et des amis supportants.

Par contre, au travail, j'étais facilement anxieuse, ne sachant pas me défendre devant des comportements abusifs. J'ai changé d'emploi plusieurs fois avant de trouver un endroit sécurisant et qui me convenait. Je ne gagne pas très bien ma vie. Et pourtant j'ai fait de longues études. J'ai 44 ans, cela fait seulement 6 mois qu'est remonté à ma mémoire cet événement traumatique survenu alors que j'avais seulement 9 ans. Cela fait 6 mois que j'ai pu reprendre possession de ma vie et réaliser d'où venait ce sentiment d'être inadéquate. Pendant 35 ans, j'ai cru ne pas avoir le droit de vivre. Pendant 35 ans, j'ai gardé le silence sur mon drame. L'anxiété était le symptôme de la peur vécue à ce moment et de toutes les autres peurs légitimes, distillées au compte-gouttes, jour après jour pendant toute mon enfance et mon adolescence. Maintenant, je n'ai plus peur, je n'ai plus honte. J'ai compris que l'anxiété était un signal de mon corps pour m'obliger à m'occuper de moi. J'ai 44 ans et j'ai enfin envie de vivre. Comme société, permettons aux gens en difficulté d'avoir un réseau de soutien professionnel pour améliorer les conditions de vie et de guérison. Parce que 35 ans, c'est long.

Une citoyenne de Trois-Rivières